Le pacifisme évangélique
Neal Blough
Préface
L'article qui suit est tiré en grande partie d'une conférence donnée en 1989 dans le cadre d'un débat entre Eglises évangéliques parisiennes sur la guerre et la paix. L'essentiel de ma position n'a pas changé, c'est pourquoi je laisse paraître des lignes que je n'écrirais plus aujourd'hui de la même façon.
Dans les dix ans qui ont suivi cette conférence, je suis devenu profes-seur d'histoire du christianisme. La partie proprement historique de cet article pourrait (devrait) être renforcée et nuancée. Par exemple, Alan Kreider d'Oxford, continue à travailler de façon tout a fait stimulante sur l'Eglise ancienne et je n'ai pas eu le temps ici d'incorporer ses travaux. De même, mon expérience de dialogue oecuménique depuis 1989 fait que j'apporterais une autre appréciation sur l'Eglise médiévale. Mon premier travail demandait à des Eglises évangéliques d'être plus conséquentes dans leur critique "protestante" du catholicisme médiéval. Même si je reste membre d'une Eglise "issue de la Réforme", je pense que le protestantisme aurait beaucoup à apprendre sur la paix de la tradition catholique. Cela n'est pas très évident dans les lignes qui suivent et je voulais le dire au moins dans cette introduction.
Dans ma bibliographie, je fais référence à quelques ouvrages de Stanley Hauerwas et de John Yoder. J'ai continué à lire ces deux auteurs depuis dix ans et la poursuite de leur réflexion pourrait contribuer à beaucoup améliorer la partie théologique de mon article. Hauerwas continue à interpeller les Eglises américaines "mainstream" sur leur manière d'être et leur présence dans le monde. Pour vivre la paix du Christ, il faut une communauté solidement ancrée dans la tradition de l'Evangile. Rien n'est plus proche des idées des fondateurs de Church & Peace. De même, jusqu'a sa mort John Yoder a continué a développer sa pensée sur la paix, toujours dans un esprit de dialogue. Une telle démarche pourra, je l'espère du moins, encore porter du fruit dans les cercles de Church & Peace.
Neal Blough
le 15 décembre 1999
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Introduction
Le titre n’est pas toujours bien compris, car le mot "pacifisme" est chargé de plusieurs sens. Or, cet article va traiter spécifiquement de l'attitude des chrétiens, de l'Eglise devant le phénomène de la guerre, l'attitude des chrétiens envers ceux qu'on appelle "ennemis", à partir d'une théologie pacifiste/non-violente.
Au premier abord, on peut facilement dire que Jésus et les apôtres enseignent la non-résistance au mal, ou la nonviolence. Il suffit de lire quelques passages :
“Vous avez appris qu'il a été dit: Oeil pour oeil et dent pour dent. Et moi, je vous dis de ne pas résister au méchant. Au contraire, si quelqu'un te gifle sur la joue droite, tend-lui aussi l'autre.” Mt. 5/38-39
“Vous avez appris qu'il a été dit: Tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi. Et moi, je vous dis: Aimez vos ennemis et priez pour ceux qui vous persécutent.” Mt. 5/43-44
“Ne rendez à personne le mal pour le mal....ne vous vengez pas vous-mêmes, mes biens-aimés, mais laissez agir la colère de Dieu....si ton ennemi a faim, donne-lui à manger, s'il a soif, donne-lui à boire, car, ce faisant, tu amasseras des charbons ardents sur sa tête. Ne te laisse pas vaincre par le mal, mais sois vain-queur du mal par le bien.” Rom. 12/17.
Personne ne contesterait l'existence de ces textes. Là n'est pas le pro-blème. La question est plutôt de savoir dans quelles circonstances les chrétiens doivent prendre ces enseignements au sérieux. Car il y a aussi l'Ancien Testament et ses guerres, il y a aussi Romains 13 et son enseignement sur l'autorité civile. Or pour beaucoup, ces textes ne s'appliquent tout simplement pas au phénomène de la guerre. En effet, la plupart de chrétiens partagent plus ou moins la position de Martin Luther: la nonrésistance, ou la non-violence enseignée par Jésus est à appliquer dans nos relations personnelles, privées, ou bien au sein de l'Eglise, entre chrétiens. En revanche, dans le domaine public, quand il s'agit de défendre la patrie, c'est un autre critère qui entre en jeu. Après une période de plusieurs siècles pendant lesquels les chrétiens semblent avoir été réti-cents devant l'armée et la violence, il s'est développé une théologie, une tradition de la guerre juste, tradition qui accepte, dans certaines conditions et circonstances, la violence de la guerre comme le moindre mal.
En revanche, la tradition anabaptiste-mennonite a toujours affirmé que ces paroles du Christ s’appliquent à notre vie de disciple, quelle que soit la situation dans laquelle nous nous trouvons. Examinons les raisons qui nous semblent encore valables pour maintenir une telle affirmation.
I. La non-violence: fondements biblique et théologique
D'abord, l'amour inconditionnel de l'ennemi n'est pas simplement une position éthique arbitraire. Au XVIe siècle les réformateurs avaient l'habitude d'accuser les anabaptistes (ancêtres des mennonites du XXe siècle) de réintroduire le salut par les oeuvres; ceci parce que les anabaptistes insistaient beaucoup sur une vie de disciple sérieuse et conséquente, conforme à l'enseignement du Christ. Mais une théologie de la non-violence trouve son véritable fondement dans la grâce. La non-violence évangélique est une attitude et un comportement qui découlent directe-ment de la grâce de Dieu manifestée sur la croix. La non-violence est une théologie de la croix. C'est-à-dire que l'amour de l'ennemi trouve son fondement dans l'être de Dieu, dans sa façon d'agir envers le monde en Jésus Christ. L'apôtre Paul nous dit que "par la faute d'un seul ce fut pour tous les hommes la condamnation". La chute entraîne la rupture entre l'homme et Dieu; l'homme préfère être maître de sa propre vie, de son propre destin. Dieu devient l'obstacle à son auto-réalisation, Dieu devient l'ennemi, et l'homme devient l'ennemi de Dieu. C'est notre état à nous tous, sans exception. Or, dans son amour, Dieu n'a pas rejeté l'homme, il ne l'a pas traité comme ennemi, mais a préféré s'incarner et subir lui-même ce qu'aurait dû subir l'ennemi.
“...quand nous étions ennemis de Dieu, nous avons été réconciliés avec lui par la mort de son Fils.”
(Rom 5/10)
La croix est donc la concréti-sation de l'amour de l'ennemi dont parle Jésus dans le sermon sur la montagne. Cela fait partie de la nature même du Père. C'est ainsi qu'il agit envers nous en Christ.
Dans cette optique, l'oeuvre du Christ sur la croix devient le signe par excellence de l'amour de l'ennemi. Mais nous pouvons aller plus loin dans cette théologie de la croix. La mort du Christ, c'est-à-dire, la croix, n'est pas un événement isolé. Elle se comprend dans le contexte de la vie de Jésus, elle est le résultat de son obéissance, c'est-àdire le ré-sultat d'un style de vie choisi et vécu en connaissance de cause. Jésus est mort parce qu'il a incarné son propre enseignement. Jésus est mort parce que sa vie a dérangé, parce que ce qu'il demande met profondément en question la sagesse du monde présent. Jésus, lui aussi, a aimé ses ennemis, a présenté l'autre joue, a refusé de répondre au mal par le mal, au prix d'une grande souffrance et même au prix de sa vie. S’il est aussi important de constater que la croix représente l'amour de l'ennemi de la part de Dieu, nous pouvons dire que la vie de Jésus nous montre concrète-ment en quoi consiste cet amour. C'est un amour qui accepte de souffrir plutôt que de faire le mal.
Ce raisonnement sur la croix peut encore se poursuivre. Si, dans un premier temps, comme nous venons de le voir, elle représente la réconciliation opérée par Dieu en Jésus Christ "quand nous étions ennemis"; elle représente dans un deuxième temps aussi la concrétisation et l'abou-tissement de l'enseignement de Jésus; c'est l'amour de l'ennemi incarné, vécu devant nous, dans le temps et dans l'espace. Voyons maintenant de quelle façon la croix est aussi la vie à laquelle chaque disciple est appelé.
“Si quelqu'un veut venir à ma suite, qu'il renonce à lui-même et prenne sa croix, et qu'il me suive.” Marc 8/34
Ces paroles sont prononcées dans le contexte d'une annonce de la passion du Christ. Jésus dit tout simplement : je vais mourir, si vous voulez me suivre, vous devez vivre comme moi, mais attention, la même chose risque de vous arriver... Il est intéressant de noter que presque tous les auteurs du Nouveau Testament donnent la souffrance et l'attitude de Jésus devant celle-ci comme modèle à suivre pour le chrétien, et il n'est jamais précisé que cette attitude serait applicable dans certaines conditions et pas dans d'autres.
Encore deux remarques sur la croix. Elle est suivie par la résurrection, et cette résurrection montre que le chemin de la croix est la seule façon efficace de traiter avec le mal. La résurrection est l'approbation de Dieu sur la vie du Serviteur souffrant. La résurrection est en même temps le signe concret de la défaite du mal. Elle donne au disciple l'assurance que la vie à laquelle Jésus l'appelle a un sens, un sens ultime dans le déroulement de l'histoire. Cette victoire sur le mal et sur la mort donne au chrétien l'assurance que "rien ne pourra le séparer de l'amour de Dieu manifesté en Jésus Christ notre Seigneur". La ques-tion de la non-violence est une question de foi. Croyons-nous vraiment que la croix est suivie de la résurrection? Que même si nous souffrons injuste-ment, Dieu ne nous abandonne pas?
Enfin, cette croix est source de paix. L'épître aux Ephésiens affirme que Jésus est notre paix, par la croix il a tué la haine, et a réconcilié Juif et Grec en un seul corps. La croix rend possible une nouvelle réalité sociale: l'Eglise, ou la communauté chrétienne. La paix que nous avons n'est pas seulement intérieure et individuelle; elle est aussi sociale; elle détruit le mur de séparation entre les peuples et permet à ceux qui auparavant ne pouvaient pas vivre ensemble de le faire. Ceci est important, car la non-violence chrétienne n'est pas un fait individuel. C'est un fait communautaire. Elle est vécue dans la communauté de l'Eglise, qui devient communauté de paix, de pardon et de réconciliation. La croix n’est pas source de paix dans le monde, Jésus dit le contraire. Bien sûr, la non-vio-lence chrétienne, ou le pacifisme évangélique, ne résoudra pas tous les problèmes politiques ou sociaux auxquels nous sommes confrontés. Il ne s’agit pas d'un pacifisme politique qui affirme qu'en abolissant toutes les armes on créera un monde sans guerre. Mais l'Eglise a une mission à remplir au sein d'un monde violent. Cette mission consiste à annoncer et à vivre la paix du Christ. Et il n’est pas possible d’annoncer la paix en agissant de façon contraire.
II. Remarques sur le développement historique et théologique de la tradition de la guerre juste
Historiquement le fait est bien établi: pendant les trois premiers siècles les chrétiens de l'Empire romain manifestaient une réticence marquée pour l'armée et le service militaire. En revanche, il y a divergence pour établir les raisons qui motivent cette réticence. Pour les uns (non-paci-fistes) les chrétiens se méfiaient de l'armée surtout parce qu'on y pratiquait l'idolâtrie et le culte de l'empereur. Pour les autres, (pacifistes) c'était parce que les chrétiens ne pouvaient pas accepter de remplir les fonctions militaires, c'est-à-dire, tuer.
Or il n'y a pas de raison de penser que ces deux hypothèses s'excluent mutuellement. Il est clair que les chrétiens ne pouvaient pas accepter la divinisation de César et qu'il y a eu beaucoup de martyres qui ont péri pour avoir refusé ce que l'idéologie impériale leur demandait. D’ailleurs, nous voyons ici un fondement pour une désobéissance civile. Pour les premiers chrétiens, l'enseignement de Paul dans Romains 13 n'excluait pas une évaluation critique des exigences de l'autorité civile.
Il est aussi clair que pour beaucoup de chrétiens, y compris des théo-logiens, l'enseignement du Christ excluait catégoriquement la possibilité de verser le sang, même en cas de guerre ou de légitime défense. Quelques exemples:
Tertullien: "il n'est pas permis de faire du mal même lorsque cela paraîtrait légitime" (De Patientia, Hornus, p. 147) "notre loi nous permet plutôt d'être tués que de tuer" (Hornus, p. 146)
Origène: "Les chrétiens ont reçu l'enseignement de ne pas se défendre contre leurs ennemis. Et, parce qu'ils ont respecté ces lois qui comman-dent la douceur et l'amour du prochain, ils ont reçu de Dieu ce qu'ils n'auraient pas pu réaliser eux-mêmes s'ils avaient reçu le droit de faire la guerre..."( Hornus p. 148).
Des efforts concrets ont aussi été faits pour traduire cette pensée dans la discipline ecclésiale et dans l'enseignement systématique des caté-chumènes. Prenons par exemple la Tradition apostolique d'Hippolyte, un règlement ecclésiastique romain (fin IIe/début IIIe siècles) qui "doit être considéré comme la source et la substance de toute la législation canonique des premiers siècles" (Hornus, p. 123). Nous y trouvons les recommandations suivantes:
A un soldat qui se trouve auprès d'un gouverneur, qu'on dise de ne pas mettre à mort. S'il en reçoit l'ordre, qu'il ne le fasse pas, S'il n'accepte pas qu'on le renvoie.
Que celui qui possède le pouvoir du glaive ou le ma-gistrat d'une cité, qui porte la pourpre, cesse ou qu'on le renvoie.
Si un catéchumène ou un fidèle veut se faire soldat, qu'on le renvoie, car il a méprisé Dieu.
Le “Testament de Notre-Seigneur” (plus tardif) affirme:
Que l'on apprenne au soldat ou au magistrat à ne pas opprimer, à ne pas tuer, à ne pas dérober, à ne pas se mettre en colère, à ne pas s'emporter contre qui que ce soit. Qu'ils se contentent du salaire régulier qui leur est payé. Mais s'ils désirent recevoir le baptême dans le Seigneur, alors qu'ils abandonnent le service militaire ou leur poste d'autorité. Et s'ils ne le font pas, qu'ils ne soient pas reçus. (Hornus, p.124)
Il est clair donc qu'il y a, en plus d'une opposition à l'idolâtrie pratiquée au sein de l'armée romaine, une aversion éthique face à la nécessité de tuer en cas de guerre.
Ce que nous constatons, c'est qu'avec le temps, cette méfiance devant le service militaire s'estompe. Ceci est dû surtout à deux choses:
- la conversion de l'empereur Constantin et le fait que le christianisme devient la religion officielle de l'Empire et
- la menace des barbares et la fin de la "Pax Romana". Dans un laps de temps d’environ deux cents ans, on passe d'une situation où le chrétien pouvait être excommunié pour avoir participé au service militaire à celle où seuls les chrétiens pouvaient faire partie de l'armée.
C'est dans cette situation de menace qu’Ambroise et Augustin com-mencent à justifier le recours à la violence pour les chrétiens. Car on se trouve devant un véritable dilemme:
"ou bien le chrétien observera le précepte selon lequel il doit s'abstenir de toute violence mais il manquera à l'obligation qui est la sienne de venir en aide à la victime de l'agression injuste...ou bien il mettra sa force à la disposition de la victime de l'injustice et il manquera au précepte de non-violence contenu dans l'Evangile" (Joblin, p. 81)
C'est à ce dilemme qu'essaie de répondre la théologie de la guerre juste. Certains aspects de cette théorie méritent d’être relevés.
Il y a plusieurs versions de cette théologie, ayant toutes des critères différents. Cependant, dans toutes ces versions, il y a deux types de critères. Il y a le "jus ad bellum", c'est-à-dire les critères qui aident à savoir si oui ou non une guerre est juste (est-elle déclarée par une autorité légitime ? La cause est-elle juste ? Est-ce que tous les autres moyens de réconciliation ont été utilisés ?). Et puis il y a le "jus in bello", les critères concernant la façon dont une guerre juste doit être menée (les moyens doivent être proportionnels aux fins visées; la guerre doit pouvoir être gagnée; la vie des innocents doit être épargnée).
Derrière cette théorie, il y a plusieurs présupposés. D'abord, la violence est toujours un mal. La guerre n'est jamais vu comme un bien, elle n'est jamais glorifié. Quand il faut y avoir recours, on doit être capable de le justifier. Autrement dit, le cas normal pour le chrétien, c'est l'enseigne-ment du Christ, c'est la non-violence. Ce n'est pas la non-violence qui doit se justifier, elle est évidente, c'est plutôt le con-traire. C'est celui qui veut utiliser la violence qui doit se justifier.
A cet égard il est intéressant de noter que même avec l'ac-ceptation d'une théorie de la guerre juste, tuer à la guerre est toujours considéré comme un péché. "Comme une sorte de rappel de l'ancienne doctrine, pendant très longtemps encore on imposera de sévères pénitences à ceux qui auront tué un homme à la guerre, même dans une guerre juste, même en se défendant légitimement" (Hornus, p.129) A la fin du IVe siècle, Basile demande que le soldat "dont les mains ne sont pas pures se tienne pendant trois ans éloigné de la communion" (Hornus, p.126). Il sera interdit au prêtre de verser du sang, et celui qui avait été soldat ne pourra pas facilement devenir prêtre.
Deuxième présupposé: la théorie de la guerre juste implique la capacité de discernement éthique de la part des chrétiens. Les critères du "jus in bello" (la façon dont on mène la guerre une fois qu’elle est déclarée juste) impliquent "que la conscience n'est pas liée par ce que l'autorité déclare être conforme aux intérêts de la cité...Au contraire, pour le croyant, l'Etat est au service de la réalisation du bien commun ...selon le dessein de Dieu" (Joblin p. 96) En 1526 Luther écrit :
“Les soldats peuvent-ils être en état de grâce?
Question: Comment agir si mon seigneur a tort de faire la guerre? Réponse: Si tu es absolument sûr qu'il a tort, tu dois alors craindre et obéir à Dieu plutôt qu'aux hommes...et tu ne dois ni faire la guerre, ni servir, car, dans ce cas, tu ne peux pas avoir une bonne conscience devant Dieu.” (Martin Luther, Oeuvres Tome IV, p. 257)
La théorie de la guerre juste laisse entendre un droit d'objection de conscience sélectif. L'intérêt du prince ou d'une nation ne justifie pas automatiquement le recours à la violence.
III. Amorce d’un dialogue avec la tradition de la guerre juste
Nous voulons, à partir d'une perspective de pacifisme chrétien, poser plusieurs questions aux chrétiens qui se placent dans la tradition de la guerre juste. Ceci dans l'espoir d'un dialogue que nous estimons très important pour l'Eglise d'aujourd'hui.
D'abord une question d'interprétation théologique de l'histoire. Nous avons noté l'évolution de la position chrétienne pendant les trois premiers siècles. A partir d'une méfiance plus ou moins généralisée devant le service militaire et la violence, on passe à une acceptation de la possibilité pour le chrétien de tuer dans certaines circonstances.
Or il existe plusieurs façons d'interpréter cette évolution. Il y a la per-spective "prophétique" qui voit avec Constantin une rupture. Jacques Ellul va jusqu'à parler de "subversion du christianisme". Dans cette optique, il y a eu "infidélité" de la part de l'Eglise et il s'agit de la renouveler et de la réformer à partir d'un modèle non constantinien.
Il y a une perspective "organique" de l'histoire du christianisme qui voit dans cette évolution, ainsi que dans d'autres, le travail du St. Esprit. La vérité se révèle et se confirme avec les siècles. L'expérience dans le monde enseigne à l'Eglise sa responsabilité éthique. Une variante de ce point de vue affirme que ce qui était possible pour une petite minorité persécutée ne l'est plus pour une Eglise majeure et majoritaire. Il y a derrière cette position l'idée selon laquelle "ceux qui acceptent délibérément de renoncer à tout pouvoir et d'adopter une position de faiblesse dans la société risquent fort d'être sans influence sur ses évolutions et de se mettre même dans l'impossibilité de contenir les impul-sions de violence qui la traversent" (Joblin, p. 27). Il s'agit du choix entre une "éthique de conviction" et une "éthique de responsabilité".
Nous sommes ici devant une question liée à la signification de la Réforme du XVIe siècle. Or, comme la lecture "prophétique" de l'histoire que nous venons d'évoquer, la Réforme a son point de départ dans l'idée qu'il est possible pour l'Eglise de se tromper, que tout ce qui arrive et est enseigné (appelé "tradition" dans l'Eglise romaine) n'est pas forcément conforme à la volonté de Dieu. Le prin-cipe de la "sola scriptura" (l'Ecriture seule) implique qu'il y ait un critère à partir duquel l'évolution de la doctrine et de la pratique doivent se mesurer. L'Eglise n'est pas une institution auto-justifiante, mais a besoin d'une réforme constante. Or l'Eglise des premiers siècles et celle du Moyen Age ont évolué sur plusieurs points en dehors de la question de la violence et de la non-vio-lence. Pendant que le christianisme devient la religion officielle et prend la forme d'une "église de multitude", nous assistons à une hiérarchisation et une "sacramentalisation" de la vie ecclésiale. Or les principes de la "foi seule" et "l'Ecriture seule" de la Réforme sont dirigés contre ces évolutions. Les réformateurs ont ainsi rejeté la fonction médiatrice du prêtre et des sacrements en affirmant que ces idées et pratiques ne sont pas conformes à la Révélation scripturaire. Mais sur la question de la violence, la Réforme n'a pas jugé bon de mettre en question la synthèse constantinienne. Elle a fondé des Eglises nationales, liées étroitement au pouvoir civil en place.
Mais au sein de la Réforme, il y avait ceux qui voulaient aller encore plus loin, ceux qui prétendaient que le baptême des enfants n'était pas justifié, ceux qui prétendaient que l'Eglise était trop liée au pouvoir civil. En fait ces radicaux (on les appelait "anabaptistes") voulaient mettre en question, au nom de la "sola scriptura", la synthèse constantinienne. Ce n'était donc pas étonnant qu'ils arrivaient à la même conclusion que l'Eglise primitive; c'est-à-dire que le chrétien ne pouvait pas tuer, fût-ce au nom du pouvoir civil.
Les membres des "Eglises de professants", des "Eglises libres”, issues de la Réforme, directement ou indirectement, n'hésitent pas à mettre en question certains aspects de la Réforme, comme le baptême des enfants et une relation trop étroite entre l'Eglise et l'Etat. Pourquoi s’arrêtent-ils sur la question de la violence? Sans vouloir nier en bloc la valeur de la chrétienté occidentale, n'est-il pas possible de considérer qu'il y a un lien entre le développement de l'Eglise de multitude, le baptême automatique des enfants, la hiérarchisation, la sacramentalisation et la militarisation de l'Eglise?
Avec Constantin vient une nouvelle éthique. Ce que l'on pouvait demander à un chrétien convaincu et engagé, on ne peut plus le demander à la masse. On commence aussi à réfléchir en termes de "responsabilité" et d'"efficacité": le chrétien ne peut pas être indifférent à ce qui ce passe dans le monde, il doit influer positivement sur le cours des événements, sur le déroulement de l'histoire, même s'il doit agir contrairement à l'en-seignement de l'Evangile.
Nous voilà devant une question cruciale. Comment agir pour influer sur le cours de l'histoire? Depuis Constantin, l'éthique chrétienne a adopté les critères du "réalisme politique" et de l'effi-cacité. La non-vio-lence, tout simple-ment, "ne marche pas". Il faut être réaliste. Le chrétien doit être respon-sable. S'il n'agit pas (même violemment si nécessaire) il n'y aura plus de justice, plus de liberté. Or, nous pourrions poser la question autrement. Est-ce la tâche du chrétien, des chrétiens, d'agir pour que l'histoire avance bien, dans le bon sens? Une éthique pacifiste dirait plutôt qu'en Jésus Christ, nous savons déjà dans quel sens va l'histoire du monde. Le mal est déjà vaincu. Le monde n'a pas besoin de notre réalisme politique et de nos calculs d'efficacité. Nous avons tendance à penser que c'est dans la vie des nations et de la politique que l'histoire se fait. Bibliquement, ce n'est pas vrai. La signification de l'histoire se trouve dans la vie du peuple appelé d'abord en Abraham, peuple de paix et de réconciliation, qui est en Christ une bénédiction pour toutes les nations. Dans cette perspective, la tâche de ce peuple est d'abord de vivre et de témoigner de cette réalité vers laquelle l'histoire est déjà en marche et non de jouer le jeu de la tour de Babel. Etre témoin signifie que nos vies et les moyens que nous utilisons correspondent au Royaume qui est à la fois déjà là et en train de venir. Notre souci d'efficacité doit donc se mesurer à la lumière de Jésus Christ, en sachant que lui, pour vaincre le mal, devait souffrir et mourir.
Il faut se demander si le réalisme politique et l'efficacité aux noms desquels on a justifié tant de guerres sont véritablement réaliste et efficace. Une éthique de responsabilité, est-elle vraiment responsable? Peut-on vraiment savoir l'effet que nos actes auront sur des événements ultérieurs? Et si nous voulions parler de responsabilité sociale chrétienne, nous avons derrière nous l'exemple de la chrétienté occidentale, période pendant laquelle les rois et les princes furent chrétiens ou même très chrétiens, période pendant laquelle l'Eglise se sentait responsable de la marche de la société, période pendant laquelle tout le monde se disait ou se pensait "chrétien". Voilà une époque où l'Eglise exerçait une responsabilité, où elle a fonctionné selon les critères du réalisme politique. Mais cette expérience, qu'a-t-elle donné comme héritage? Certes, des choses positives, il ne faut pas le nier. Mais aussi, les croisades, l'inquisition, les guerres de religion, l'opposition à la tolérance et à la démocratie, le spectacle des nations "chrétiennes" du XXe siècle utilisant les armes chimiques et atomiques, et le rejet presque total de l'Eglise de la part des masses européennes qui se disaient autrefois chrétiennes.
Après cette question concernant la théologie de l'histoire, venons-en directement à la théorie de la guerre juste.
Le premier problème est le suivant. Cette tradition a parfois pu fonc-tionner dans la chrétienté occidentale du Moyen Age. Il est vrai que l'Eglise a souvent joué le rôle de frein, avec ses efforts de négociation, ses menaces d'excommunications, avec certaines institutions, telles le "pacte de paix" et la "Trêve de Dieu". Néanmoins, avec les siècles, et surtout à l’époque moderne, les chrétiens ont eu tendance à justifier la plupart des guerres la plupart du temps, même quand il y avait des chrétiens des deux côtés. L'histoire montre que trop souvent, ceux qui parlent de guerre juste, sont en train de justifier des guerres d'intérêt national ou d'idéologie. Même le grand théologien Karl Barth, dont la théologie lui a permis de dire non à Hitler, après un brillant exposé d'une théologie de la guerre juste, en arrive à dire:
...une attaque contre l'indépendance, la neutralité et l'intégrité territoriale de la Confédération Helvétique remplirait, à mon avis ces conditions: ce serait un cas dans lequel la défense s'avérerait nécessaire et commandée; je m'exprimerais donc et j'agirais dans ce sens si le cas se présentait. (Barth, La guerre et la paix, Les cahiers du renouveau, V, Labor et Fides, 1951, p. 32)
Si la théorie de la guerre juste est viable, cela signifie qu'il y des guerres qu'il ne faut pas mener, ou des guerres qu'il vaut mieux perdre. Si la seule façon de gagner une guerre est de commettre un crime de guerre, il vaut mieux perdre. Dans l'histoire, où sont les guerres où les chrétiens ont dit "non" au nom de la théorie de la guerre juste? Qui est vraiment "sectaire", celui qui, au nom du Christ, refuse de tuer, ou les chrétiens qui, au nom de leurs nations respectives s'entretuent ou se préparent à le faire?
Une deuxième question: où, dans nos Eglises et dans nos facultés de théologie, enseignons-nous le discernement éthique nécessaire pour que les chrétiens puissent aborder cette question? Pourquoi est-ce l'objecteur de conscience qui doit souvent se justifier dans les milieux chrétiens et non celui qui accepte de faire la guerre sans poser aucune question? Pendant ma jeunesse, j'entendais dire que c'était mon devoir chrétien d'aller au Vietnam combattre le communisme athée. Ce n'est plus la mentalité de la guerre juste, mais celle de la croisade.
Autre question: quoi qu'on en dise, la guerre moderne met sérieusement en question la théorie de la guerre juste. Comment peut-on parler de guerre comme la dernière option dans un monde où la prochaine guerre pourrait se finir avant de savoir qu'elle a commencé? Les critères du "jus in bello", la façon dont on doit mener une guerre ne s'appliquent plus à la guerre moderne, même sans parler d'armement nucléaire. Le critère de proportionnalité des moyens et de protection des innocents ne peuvent plus jouer. Et souvent, nous acceptons cette situation, nous la justifions, sans réfléchir du tout aux critères dont nous nous disons les héritiers.
Beaucoup de chrétiens ne seront pas d'accord avec mon pacifisme. Mais ceux-là doivent réfléchir sérieusement, honnêtement, et au moins prendre leur propre tradition au sérieux. La théorie de la guerre juste: a-t-elle fonctionné dans le passé? Si oui, où et comment? La théorie de la guerre juste: peut-elle fonctionner aujourd'hui? Qu'est-ce que cela im-pliquerait que de prendre au sérieux cette théorie ?
Neal Blough
janvier 1989
OUVRAGES CONSULTEES
Barth, Karl, La Guerre et la Paix, "Les cahiers du renouveau", Labor et Fides, Genève, 1951
Guicherd, Catherine, L'Eglise catholique et la politique de défense au début des années 1980: étude comparative des documents pastoraux des évêques français, allemands et américains sur la guerre et la paix, PUF, Paris, 1988.
Friesen, Duane, Christian Peacemaking and International Conflict: a realist pacifist perspective, Herald Press, Scottdale Pennsylvanie, 1986.
Hauerwas, Stanley, The Peaceable Kingdom, SCM Press, Londres, 1984.
________________, Against the Nations: War and Survival in a Liberal Society, Winston Press, Minneapolis, 1985.
Joblin, Joseph, L'Eglise et la guerre: conscience violence, pouvoir, Desclée de Brouwer, Paris 1988.
Hornus, Jean-Michel, Evangile et labarum, Labor et Fidès, Genève, 1960.
Yoder, John Howard, What would you do?, Herald Press, Scottdale Pennsylvanie, 1983.
________________, When War is Unjust: Being Honest in Just-War Thinking, Augsburg Publishing House, Minneapolis, 1984.
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AUTEUR
D'origine américaine, venu en France en 1975. Marié, père de trois enfants, membre de l'Eglise mennonite de St. Maurice (94). Directeur du Centre Mennonite d'Etudes et de Rencontre, professeur de l'histoire de l'Eglise à la Faculté de Vaux sur Seine, chargé de conférences à l'Ecole Pratique des Hautes Etudes, Ve section, sciences religieuses.