Chercher la vérité : un chemin vers la réconciliation ?
Travail de la “Commission sud-africaine pour la Vérité et la Réconciliation”, une contribution à la Décennie “Vaincre la Violence” (2001-2010)
Christian Hohmann, Introduction de Fernando Enns
CONTENU
En guise de prologue
Introduction : Fernando Enns
Chercher la vérité: un chemin vers la réconciliation ?
1. La situation de départ : l'Afrique du Sud entre l'état d'urgence et le renouveau politique
2. L'Afrique du Sud assombrie par son terrible passé
3. Un compromis comme exutoire : la Commission pour la Vérité et la Réconciliation
4. Les limites de la réconciliation : le problème de l'amnistie
5. La Commission pour la Vérité et la Réconciliation a-t-elle atteint son objectif ?
6. Conditions préliminaires au processus de réconciliation
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En guise de prologue
Karin Chubb et Lutz van Dijk ont réuni dans un livre des déclarations et des témoignages personnels faits par des enfants et des jeunes devant la Commission pour la Vérité et la Réconciliation. D'innombrables enfants et jeunes ont terriblement souffert du régime d'apartheid, étaient activement impliqués dans la résistance, ont été arrêtés et torturés. Aujourd'hui encore, des centaines de milliers d'entre eux souffrent des suites de leur enfance perdue, d'expériences traumatisantes et de la perte de leurs amis ou de leur famille.
Des expériences différentes de la violence et de ses conséquences, telles que les ont vécues Riefaat Hattas et Gillian Schermbrucker, introduiront cette contribution :
Riefaat Hattas, né en 1968 au Cap, avait pris part à des actions de boycott d'écoliers dans le quartier "de couleur" Manenberg du Cap. Devant la Commission pour la Vérité et la Réconciliation, il raconte :
(...) Beaucoup de gens ne se sont jamais fait une idée du stress psychologique et des traumatismes que nous subissions. Beaucoup de camarades devaient se cacher, d'autres étaient en exil, loin de leur famille et de leurs amis, mais la plupart d'entre nous sont restés. Ceux d'entre nous qui étaient recherchés par la police secréte vivaient un cauchemar, un cauchemar, si terrible... Cela détruisait notre vie. Nous n'avions jamais imaginé qu'à l'âge de 15, 16, 17 ou 18 ans, nous serions obligés de fuir la police, de nous réfugier dans des maisons s°res - comme nous pensions - pour y tomber sur d'autres policiers. Cela nous rendait presque fous de penser à la prison, la torture, aux mutilations ou même au meurtre par la police secréte. Nous ne pouvions jamais être s°rs de revoir nos parents, nos fréres et soeurs. Une chose était s°re : nous n'étions plus des adolescents. Nous vieillissions de 10 à 15 ans en peu de mois (...)
Beaucoup d'entre nous étaient pris par la police secréte. Pendant la détention nous étions interrogés, torturés, mutilés, blessés et tourmentés en permanence. Aprés de telles expériences, nous étions nerveusement à bout, des épaves nerveuses. Nous ne pouvions plus participer normalement aux cours. Notre vie était détruite (...) Si seulement il y avait eu des gens qui nous avaient aidé à traverser ces traumatismes...
Gillian Schermbrucker, née en 1973 au Zimbabwe, a été griévement blessée à vingt ans le 25 juillet 1993 par un attentat de l'Azanian People's Liberation Army (APLA) dans l'église Saint James au Cap.
Quelques années plus tard, elle a rendu visite à l'un des exécutants, Gcinikhaya Makoma, à la prison Pollsmoor du Cap. Elle parle de cette rencontre :
(...) Je crois que c'était dur pour lui aussi. C'était la premiére fois qu'il entrait en contact avec une victime. Etre confronté avec ce que tu as fait, essayer de te situer par rapport à cela ... c'est certainement trés difficile. Je n'attends pas de lui qu'il soit tout à coup contrit et plein de remords. Je ne voudrais pas paraÓtre trop pieuse, mais mon souhait pour Makoma est qu'il puisse trouver la paix avec Dieu. Le pardon que je lui propose volontairement est sans signification. Je ne voudrais pas qu'il souffre ou subisse quelque tort à cause de ce qu'il a fait. Quand j'ai quitté la prison, j'aurais voulu posséder une clé pour pouvoir lui dire : Va dans la vie, accepte-la pleinement et fais-en quelque chose ! Fais de bonnes choses maintenant ... et (...) je pense vraiment que c'est ce qu'il va faire...
Traduction : Annette Goll-Reutenauer
Remarques
1. Karin Chubb, Lutz van Dijk : Der Traum vom Regenbogen. Nach der Apartheid : Südafrikas Jugend zwischen Wut und Hoffnung, mit e. Vorw. von Erzbischof Desmond Tutu (Le rêve de l’arc-en-ciel. Après l’apartheid : la jeunesse de l’Afrique du sud entre la colère et l’espoir, avec une préface de l’archevêque Desmond Tutu). Hamburg 1999. Les citations proviennent des pages 69 et 168.
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Et La Vérité Vous Affranchira
Au commencement de la décennie oecuménique “Vaincre la Violence”
Fernando Enns
Pour le mouvement oecuménique, l’Afrique du Sud joue un rôle paradigmatique. Bien sûr, des événements identiques ou analogues se sont déroulés à d’autres endroits, et parfois avec des contrastes plus marqués . Mais il n’existe guère d’autre pays où les problèmes aient été nommés et perçus aussi clairement par l’opinion publique. Dans chaque situation, les représentants et représentantes d’Afrique du Sud ont su maintenir un dialogue ouvert avec des personnes représentant d’autres contextes pour trouver ensuite leur propre voie. On sait que c’est là-bas que le Mahatma Gandhi a fait ses premières expériences de désobéissance civile.
Le combat contre l’oppression et pour la défense de la liberté a acquis à travers “le programme antiraciste (PCR) du COE, une signification toute particulière dans le contexte sud-africain, tout en étant critiqué par certains.
“Lorsque l’on prononçait le nom du COE, on s’attirait la fureur des dirigeants”, se rappelle Nelson Mandela.1
Après la fin de la politique d’apartheid, un nouveau départ fut donné par la mise en place, unique en son genre, d’une commission “Vérité et Réconciliation”.
En même temps fut lancée l’idée d’un “Programme pour Vaincre la Violence“ qui amena l’assemblée plénière du COE à Harare, en 1998, à initier une décennie “Vaincre la violence” (2001-2010). Ces deux exemples montrent bien le lien étroit et durable qui existe entre le contexte sud-africain et le mouvement oecuménique à travers le monde. Dans un monde où la violence ne cesse d’augmenter, les nouveaux défis concernent surtout la justice économique et la consolidation de la démocratie dans la société globale.
Le mouvement oecuménique a beaucoup appris grâce à ce pays, et réciproquement, l’Afrique du Sud a toujours profité de son appartenance au mouvement oecuménique mondial.
Je suis issu d’une tradition ecclésiastique pacifiste. Lors des discussions concernant le programme antiraciste (PCR), j’ai appris à connaître d’un peu plus près la complexité du problème qui se pose lorsque l’on associe non-violence et justice. Depuis lors, je ne parviens plus à montrer du doigt les gens victimes de la violence, de l’oppression , d’un viol, du seul fait de leur appartenance ethnique en les sommant d’abandonner toute violence comme Jésus l’a exigé. Tout en proclamant que le chemin de la non-violence est le bon, l’exemple de l’Afrique du Sud m’a appris qu’il faut analyser chaque situation en particulier. Il faut surtout écouter attentivement les victimes, et non pas les condamner de loin en invoquant une conviction érigée en dogme. Les témoignages des chrétiens et chrétiennes qui réussissent, malgré tout, à marcher sur le chemin de la non-violence et de la réconciliation n’en sont que plus frappants et encourageants.
Dans cette ère de “post-apartheid” si fragile, il paraît prometteur de bien comprendre le processus politique de réconciliation qui est entièrement marqué par la Commission pour la Vérité. Il ne s’agit pas de se faire une image tronquée d’un monde idéal qui ne correspondrait pas avec la réalité. Même des amis sud-africains mettent en garde contre cela.
“Je me pose vraiment des questions quand je constate que certains assassins de Steve Biko restent impunis. Comment peut-on parler alors de réconciliation ?” me disait récemment un ami sud-africain d’un air dubitatif.
En effet, d’après un sondage, deux tiers des sud-africains pensent que les relations interraciales se sont déteriorées suite du travail de la Commission, plutôt que d’avoir amené les gens à se réconcilier.2 La vérité conduit-elle à la justice et à la réconciliation ? Quelle vérité ? La violence ne cesse d’augmenter. L’afrique du sud possède actuellement de taux de viols le plus élevé du monde.
Assurément, il ne s’agit pas d’avoir une vision simpliste et naïve en se tenant à distance, mais de prendre en considération les questions difficiles et inextricables soulevées par les processus de réconciliation à travers toutes les tentatives encourageantes et exemplaires du mouvement oecuménique dans ce pays.
Quelle est la relation entre vérité et réconciliation, entre justice et liberté ? Le texte qui suit voudrait clarifier cette relation : à l’aide d’un modèle, il s’agit de comprendre le défi énorme que pose la réconciliation, de saisir une impulsion forte et de s’engager complètement dans l’apprentissage de la vie oecuménique. Telle est la contribution sud-africaine au mouvement oecuménique mondial. Elle correspond à l’objectif et à la méthode que s’est fixée la décennie “vaincre la violence” pour construire une culture de paix. Cette décennie proposera un lieu pour partager des histoires et des expériences et permettra de faire des parallèles afin d’apprendre les uns des autres. Tel est le message du comité central du COE (1999).
En voici un autre :”Partout dans le monde, des êtres humains attendent impatiemment et ardemment que des chrétiens et des chrétiennes deviennent ce qu’ils sont, des enfants de Dieu qui incarnent le message de l’amour et de la paix à travers la justice et la réconciliation”.
Traduction : Katia Dinh
Remarques
1. cf. discours de Nelson Mandela, Assemblée plénière du COE 1998 à Harare, le rêve d’une renaissance africaine, (Junge Kirche 1/99, 13ss). Mandela ajoute: “votre soutien a démontré de la manière la plus concrète la contribution apportée par la religion à notre libération”.
2. cf. Fischer Weltalmanach 2000. p.758
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Chercher la vérité : un chemin vers la réconciliation ?
Réflexions à propos du travail de la Commission sud-africaine pour la Vérité et la Réconciliation
Christian Hohmann
Le 29 octobre 1998, l'archevêque Desmond Tutu a remis le rapport final de la Commission pour la Vérité et la Réconciliation. Pendant trois ans, cette Commission avait essayé d'enquêter sur les innombrables atteintes aux droits de l'homme pendant la période de l'apartheid, de mettre en évidence leurs causes et de faire toute la lumière sur les tortures et les meurtres commis. Chercher la vérité devait permettre de mettre en route un processus de réconciliation dans la société sud-africaine profondément divisée, et de promouvoir l'unité nationale.
C’est une tentative ambitieuse au vu de l'énormité des crimes commis pendant l'apartheid, ainsi qu’un essai sans précédent. Il est encore trop tôt pour savoir si la tâche de la Commission - rendre possible la réconciliation en mettant à jour la vérité - a abouti.
Pourtant les réflexions qui suivent essaient d'évaluer, au moins en partie, le travail de la Commission. Ceci inclut la question de savoir dans quelle mesure l'expérience de cette Commission peut être appliquée à d'autres situations. Jusqu'à quel point peut-elle servir de modèle à des pays qui doivent faire face à un passé comparativement aussi lourd ?
Pour donner une idée au moins partielle de la dimension qu'ont prises les atteintes aux droits de l'homme, et de l’arrière plan poli-tique pendant l'ère de l'apartheid, nous allons décrire d’abord la situation sociale et politique au départ. Ensuite nous approfondirons la façon dont le passif des crimes de l'apartheid a été traitée dans la phase de changement politique après les premières élections démocratiques en avril 1994. Les objectifs et les conditions de fonctionnement de la Commission seront abordés en troisième partie, la question de l'amnistie sera traitée separément à dans la partie suivante. Enfin la cinquième partie évoque les trois années de fonctionnement de la Commission, ainsi que le processus qui doit suivre maintenant. Celui-ci adresse un défi particulier à la compétence des Eglises et communautés religieuses en termes d'accompagnement spirituel et de théologie. Nous conclurons par une réflexion sur les expériences de la Commission d'un point de vue pastoral et théologique.
1. La situation au départ : l’Afrique du Sud entre état d’urgence et renouveau politique
A la fin des années 80, la situation en Afrique du Sud avait pris une tournure dramatique. La résistance au régime de l'apartheid s'était durcie sans que l'on eusse pu espérer un renversement prochain du gouvernement par la majorité noire de la population. Au moyen de représailles constantes et de plus en plus brutales, le gouvernement essayait de tenir en échec la résistance et de diviser politiquement la population noire. Sur le plan international, l'Afrique du Sud se trouvait politiquement toujours plus isolée.1
Depuis plus de 300 ans, l'Afrique du Sud se trouvait sous la tutelle et sous le pouvoir absolu d'une minorité blanche composée d'immigrants d'origine européenne et de leurs descendants.2 Cette minorité luttait de façon toujours plus acharnée pour conserver leurs privilèges -la domination politique et la mainmise sur les ressources économiques et matérielles de l'Afrique du Sud- au détriment de la population noire majoritaire.
Le concept politique sur lequel s’appuyait ce système se nomme séparation des races : "apartheid". Ce concept avait été progressivement développé et mis en place par les descendants hollandais parlant l'afrikaans, les colons allemands, et enfin, par le gouvernement colonial anglais.
Depuis la fin du 19e siècle et le début du 20e, l'apartheid avait été appliqué systématiquement au moyen d’un nombre grandissant de lois raciales, en particulier depuis la prise de pouvoir du Parti National en 1948.
Malgré l'augmentation des protestations, encore non-violentes jusqu'au début des années 60, des différents partis d'opposition, parmi lesquels l'African National Congress (ANC) fondé en 1912, la minorité blanche pensait pouvoir assoir définitivement pour toujours sa domination en Afrique du Sud.
Depuis 1948, la politique officiellement établie de l'apartheid fut légitimée publiquement par l'Eglise Réformée Hollandaise et fut avalisée par ses prédicateurs comme voulue par Dieu. Du côté des Eglises anglophones, on critiquait certes les lois raciales, mais l'apartheid était largement toléré. En effet, les membres blancs de ces Eglises ne voulaient pas renoncer aux privilèges qui en découlaient.
Dès la fin des années 40, le régime de l'apartheid montra des côtés extrèment brutaux, comme le massacre de Sharpeville en 19603 et la répression sanglante de la révolte des écoliers de Soweto en 1976, qui entraînnèrent la fin de l'Etat racial du Cap. Les quelques droits de la majorité noire qui subsistaient encore furent réduits de façon radicale, des millions de noirs déplacés contre leur gré dans des réserves. Ces prétendus "homelands" étaient des réserves installées dans des régions en partie infertiles à la périphérie de l'Afrique du Sud. A la suite de déplacements répétés, ces réserves furent bientôt surpeuplées et n'offraient pas les ressources qui auraient permis de couvrir les besoins de base des personnes déplacées. Les pères ou mères de familles se virent ainsi obligés de retourner dans les centres des villes comme sai-sonniers à bon marché, et de gagner une maigre subsistance comme travailleurs dans les mines ou comme employés de maison. La plupart d’entre eux étaient forcés à vivre dans des ghettos réservés aux noirs les “townships”, en marge des centres urbains.
L'apartheid consolidait la domination illimitée des blancs, fondée du point de vue économique sur un réservoir de main d'oeuvre noire à bon marché. L'apartheid était moins le résultat d'une idéologie raciale que la mise en pratique brutale d'un système capitaliste qui ne se souciait d'aucun minimum social, servant bien plutôt les seuls intérêts d'une minorité blanche. C'est pourquoi aussi les opposants au régime furent taxés de "communistes" et impitoyablement poursuivis. La valeur de la vie humaine était en chute libre, et les réactions des opposants africains noir opprimés, d’autant plus dures. La cruelle méthode du "necklacing" devint tristement célèbre. Des personnes soupçonnées de collaborer comme informateurs de la police ou des services de sécurité du régime de l'apartheid étaient exécutées en accrochant à leur cou des pneus imbibés d'essence auxquels on mettait le feu.
En 1985, la résistance contre le systéme de l'apartheid augmenta, ce qui conduisit le gouvernement à décréter l'état d'urgence absolue. Le gouvernement donna carte blanche à la police et aux forces de sécurité pour arrêter toute personne suspecte, ou pour la fusiller sur place. Des milliers de personnes furent tuées. Même des enfants et des adolescents furent conduits par milliers dans les prisons sud-africaines redoutées, et bientôt surpeuplées.
Depuis longtemps, l'Afrique du Sud n'était plus dirigée uniquement par le gouvernement, mais par un conseil de sécurité secret, qui avait couvert tout le pays d'un filet serré de fonctionnaires de la sécurité et d’informateurs, et qui était soumis aux ordres du président sud-africain de l'époque, Pieter Willem Botha.
C'est lui-même qui ordonna en 1988, au cours d'une réunion du Conseil de sécurité national, l'attentat à la bombe sur Khotso House, siège à cette époque-là du Conseil sud-africain des Eglises à Johannesburg. Botha voulait intimider et réduire au silence les autorités du Conseil sud-africain des Eglises qui, à plusieurs reprises, avaient signalé en public les crimes du régime sud-africain, exigé depuis 1985 des sanctions internationales envers l'Afrique du Sud, et qui disposaient de nombreux contacts à l'intérieur comme à l'extérieur de l'Afrique du Sud.4
Le changement à la tête de l'Etat, en 1989, amena à la présidence Frederik Willem de Klerk et avec lui, un processus réformateur quelquefois hésitant et souvent opaque. Cependant, des changements fondamentaux se produisirent : la révocation des lois de l'apartheid, l'autorisation de constituer à nouveau des partis d'opposition jusque là interdits, et finalement la libération de Nelson Mandela le 11 février 1990.
Pourtant jusqu'aux premières élections démocratiques en mai 1994, les assassinats se poursuivirent, maquillés en "conflits tribaux" au sein de la population noire. Il apparaissait de plus en plus clairement qu'un "troisième pouvoir" -c'est-à-dire des éléments des services de sécurité- cherchait, par des attaques et des massacres ciblés, à troubler et à influencer le processus de paix. Le rôle de F. W. de Klerk ne fut pas élucidé.5
Une de ces terribles expériences fut le massacre de Boipathong en juin 1992. Des personnes qui survécurent, rapportèrent plus tard avoir distingué aussi des peaux blanches sous les masques des meurtriers, indiquant la collusion manifeste entre opposants aux réformes, blancs et noirs. Ces derniers étaient apparemment protégés par le gouvernement. A tout le moins n'avaient-ils à craindre aucune poursuite judiciaire.
Ce fut pareil pour le meurtre en avril 1993 de Chris Hani, le secrétaire général de l'époque du Parti Communiste de l'Afrique du Sud (SACP), l'un des hommes politiques les plus influents après Mandela. Ce meurtre ébranla toute l'Afrique du Sud6. Si le meurtrier fut rapidement identifié (Clive Derby-Lewis), les instigateurs demeurèrent inconnus dans un premier temps.
2. L’Afrique du Sud assombrie par son terrible passé
Le grand nombre de crimes non élucidés et l'incertitude quant au destin des opposants au régime disparus assombrisait terriblement le début de la nouvelle Afrique du Sud en mai 1994.
L'"âme" de l'Afrique du Sud était profondément blessée. Même le charisme et la disposition à se réconcilier du premier président noir de l'Afrique du Sud, Nelson Mandela, ne purent notablement changer cela. Malgré ses efforts évidents pour réunir les différents groupes de la population au sein de la nouvelle Afrique du Sud, le poids du passé non réglé de l'apartheid barrait le chemin vers l'avenir du pays. Cette situation fut aggravée par des interviews individuelles de membres de l'ancien service de sécurité, qui, dans une fuite en avant, étaient sortis de l'anonymat et plaçaient maintenant leur espoir en une amnistie. Ils reconnaissaient désor-mais publiquement les atrocités commises par eux ou leurs collègues, les excusant souvent pourtant par l’allégation que l'Afrique du Sud se serait trouvée auparavant en situation de guerre. De plus, ils s'étaient imaginé défendre une cause juste, c'est-à-dire des valeurs chrétiennes contre la menace communiste. Nombre d'entre eux étaient des adeptes fidèles de leurs Eglises blanches, ce qui ne les avait pas empêchés de commettre des cruautés inimaginables.
Dans cette situation, la question s'est posée de savoir par quel moyen il serait possible d'initier un processus national de guérison et de réconciliation, pour que l'évolution, jusque-là pacifique, puisse réussir dans la durée.7 Il fallait faire vite, car avec le changement politique, des documents et pièces à charge disparaissaient ou étaient détruites de plus en plus souvent.
Certains essayèrent d'oublier le plus vite possible les expériences terribles et le rôle qu'ils y avaient joué. Les responsables politiques de l'époque autant que ceux qui, dans des escadrons de la mort ou comme tortionnaires, avaient assassiné ou exercé des sévices sur des opposants à l'apartheid. Bien des actes individuels ne furent jamais mis en lumière, et donc jamais expiés. Qui avait ordonné les crimes ? Qui les avait exécutés ? Des prisonniers politiques libérés pouvaient ainsi rencontrer leurs anciens tortionnaires, le plus souvent au niveau local, parfois comme membres d'une même paroisse : une expérience douloureuse, pour les deux parties finalement. Comment vivre ensemble, après tout ce qui s'était passé ?
Appeler simplement à la réconciliation pour passer ensuite aux affaires courantes serait revenu à nier les crimes. "Oublions le passé" ne pouvait être le mot d'ordre pour la nouvelle Afrique du Sud. C'est cette idée qu'avait défendue Frederik Willem de Klerk, le premier à prôner en public la réconciliation, sans en tirer pourtant les conséquences nécessaires. Car cela aurait supposé que les blancs commencent à partager leur pouvoir économique avec les noirs.
Lorsque N. Mandela fut libéré en 1990, il en appela aussi à la réconciliation nationale. A la différence de F.W. de Klerk cependant, N. Mandela, ayant été prisonnier pendant 27 ans, pouvait conférer au concept de réconciliation une nouvelle crédibilité. Dans un premier temps, N. Mandela soutint une idée très large de la réconciliation en appelant, comme F.W. de Klerk auparavant, à oublier le passé. Mais des objections surgirent au sein de l'ANC, exprimant le souci que sans une mise en lumière du passé, il ne saurait y avoir de véritable réconciliation.8
Car d'autres contextes politiques le montrent aussi : ce qui n'est ni clarifié, ni exprimé, ni expié, continue de couver sous la surface et peut au pire se transformer en bombe à retardement aux effets imprévisibles. Il faut que les blessures du passé soient guéries pour que la construction d'un nouvel Etat démocratique puisse réussir. Il faut pour cela être prêt à faire face à un passé de culpabi-lité.
3. Pour sortir de l’impasse, un compromis : la Commission pour la Vérité et la Réconciliation9
Ainsi se fit jour l'idée d'une Commission pour la Vérité et la Réconciliation. Elle devait constituer un forum pour travailler sur le passé et clarifier tout ce qui était resté inexpliqué jusque là. C'est trouver la vérité qui importait, et non pas engager des poursuites judiciaires. Ainsi il était clair d'emblée que la Commission ne remplissait pas la fonction d'une cour de justice internationale. Il fallait écarter tout soupçon d'une quelconque "justice des vainqueurs". La Commission était plutôt la première tentative d'un pays, peu après la fin d'un régime de terreur et d'une guerre de libération parfois sanglante, de faire face au niveau national à ce passé très grave, et de réunir les exécutants et les victimes dans cette recherche de la vérité. Ce processus devait englober tous les crimes commis pendant l'ère de l'apartheid.
Ceci pouvait se faire au prix d'un premier compromis : alors il aurait pu être fait une différence entre la terreur d'Etat et la résis-tance politique violente, il a été décidé de faire un examen loyal du passé. Cet examen impliquait de ne rien concéder aux sympathies politiques, pas même à l'égard du parti gouvernant, le Congrés National Africain (ANC), ce qui aurait été compréhensible, humainement parlant, après le changement politique si péniblement conquis.
Certains pourtant eurent le sentiment par la suite que l'équilibre était malaisé à tenir : la Commission tendait à relativiser les actes de terreur des opposants à l'apartheid sur fond de lutte de libération. A l'inverse, les auteurs des crimes du régime de l'apartheid étaient interrogés plus durement. D'emblée, la question a ainsi porté sur une possible comparaison qualitative : ne fallait-il pas voir la terreur d’Etat comme la cause, et les violences exercées par la résistance politique comme sa conséquence, même si dans les deux cas des personnes avaient été torturées ou mises à mort ?
Un deuxième compromis était nécessaire pour pouvoir faire reconnaître par tous la Commission comme une instance officiellement mandatée, même si cette reconnaissance a été refusée par un certain nombre de groupes et de personnes jusqu'à ce jour. Il s'agissait de pouvoir amnistier des coupables lorsqu'ils étaient passés à des aveux complets et pouvaient démontrer qu'ils avaient agi pour un motif politique. On fit abstraction de la repen-tance et de la confession de culpabilité, aspects essentiels de l'idée de réconciliation dans la compréhension chrétienne; on laissa de côté également l'intention de s'engager désormais pour la justice, en particulier dans le domaine économique : selon l'archevêque Desmond Tutu ces compromis étaient le prix à payer pour la transition pacifique". "Il n'y avait aucune alternative. Sans l'accord sur l'amnistie, il n'y aurait pas eu de nouvelle Afrique du Sud. Le pays se serait embrasé...".10 C'est cet accord sur l'amnistie qui, seul, a créé la possibilité d'une confrontation intensive et nationale de l'Afrique du Sud avec son passé.
Ainsi la Commission avait deux objectifs, dont la portée psychologique ne devait pas être sous-estimée :
- Les victimes pouvaient pour la première fois être entendues et exprimer en public la souffrance endurée, jusque-là, par la force des choses, en silence. Car au temps de l'apartheid il aurait été dangereux de faire savoir ce qu'on avait subi.
- Les exécutants devaient pouvoir reconnaître leurs actes en public, montrer des remords et demander pardon.11
Pour constituer cette plate-forme, la Commission devait être indépendante. Pour réussir, il lui fallait aussi, dès le début, le soutien politique du gouvernement démocratiquement élu de l'Afrique du Sud. L'Afrique du Sud sut ainsi s’engager dans une évolution toute autre que celle de la Namibie voisine par rapport à son lourd passé.12
Il était tout aussi important de trouver une personnalité intègre, non controversée, acceptée de tous, pour la présidence de la Commission. En réalité un seul était possible : l'archevêque anglican et prix Nobel de la Paix Desmond Tutu, du Cap. On savait de D. Tutu qu'il n'avait pas seulement attaqué avec courage et vigueur l'ancien gouvernement, mais qu'il avait aussi pris, de manière répétée, des positions critiques à l'égard du nouveau gouvernement, étant toujours soucieux de réconciliation et de dialogue. Cela lui avait conféré l'autorité morale et la crédibilité nécessaires pour assumer la présidence de la Commission à partir de décembre 1995. A l'origine, elle devait avoir 18 mois pour entendre des milliers de personnes et traiter autant de demandes d'amnistie. Elle devait ensuite présenter un rapport final et le remettre au président N. Mandela. Mais il fallut plusieurs fois repousser cette échéance. Pendant ce temps, le rapport provisoire de la Commission comprenant 2000 pages, et paru en cinq volumes, put être rédigé et remis fin octobre 1998 au président N. Mandela. Le traitement des demandes d'amnistie fut prolongé jusqu'à fin 1999. Le rapport du Comité d'amnistie doit être terminé vers le milieu de l’an 2000. C'est alors seulement que la version définitive du rapport de la Commission pourra être publiée.
4. Les limites de la réconciliation : le problème de l’amnistie
Plus de 7000 personnes ont jusqu'à présent fait une demande d'amnistie. 125 d'entre elles ont effectivement été amnistiées. Cela fait moins de 5%. 4600 demandes ont été rejetées et plus de 2000 demandes sont encore à l'étude. Ces chiffres montrent que les crimes de l'apartheid ne resteront pas simplement inexpiés. Eugene de Kock, ancien commandant de la tristement célèbre unité de police secrète de Vlakplaas qui a la mort d’un grand nombre d'opposants à l'apartheid sur la conscience, a été condamné pour sa participation à d'innombrables atrocités, à 212 années de prison.
De Kock avait été impliqué entre autres dans des attentats contre le quartier général londonien de l'ANC en 1982, contre la centrale du syndicat Cosatu en 1987 et le siége du Conseil sud-africain des Eglises en 1988.13
La proposition d'amnistie a au moins permis à des personnes de quitter l'anonymat de leurs crimes et de les reconnaître. D'autres ont refusé avec persistance de comparaître devant la Commission, comme l'ancien président de l'Etat sud-africain Pieter Willem Botha. Botha a ignoré plusieurs convocations de la Commission. Lui qui, au cours de sa présidence dans les années 80, la pire phase du régime d'apartheid, allait jusqu'à poursuivre sans pitié les opposants politiques même en-dehors de l'Afrique du Sud, ne voit jusqu'à présent aucune raison de s'excuser pour quoi que ce soit.
Ni les efforts patients et prudents de Desmond Tutu ni les égards respectueux de Nelson Mandela envers son prédecesseur, qui n'aurait jamais laissé le président actuel accéder au pouvoir, n'ont pu inciter Botha, âgé maintenant de 82 ans, à se présenter devant la Commission. C’est pourquoi Botha a dû répondre de sa conduite devant un tribunal. En août 1998, il a été condamné à une amende d'un montant équivalent à 3000 marks (env. 10 000 FF) ou à 12 mois de prison avec sursis.14
Un autre aspect du problème de l'amnistie est celui-ci : pour les victimes ou familles de victimes qui assistent aux débats, il est particulièrement douloureux d'entendre des crimes présentés par les coupables sans que ceux-ci expriment le moindre signe de repentance, sans un mot de regret, presque comme s'ils n'avaient pas été impliqués. Ces expériences ont contribué à infliger de nouvelles blessures à l'esprit déjà bien éprouvé des victimes. De plus, il semble que leur situation sociale desesperante ne change en rien malgré les promesses politiques.
Beaucoup de victimes et de leurs proches ne peuvent admettre qu'en dépit de l'ampleur de certains crimes, les coupables aient obtenu l'amnistie ou l'obtiendraient à l'avenir parce qu'ils ont déposé volontairement devant la Commission et ont pu faire valoir des motivations politiques.
5. La Commission pour la Vérité a-t-elle atteint son objectif ?
Comment évaluer la situation actuelle en Afrique du Sud, peu après la fin du travail de la Commission pour la Vérité et la Réconciliation ? Cette dernière a-t-elle pu percer une voie pour tirer l'Afrique du Sud hors du traumatisme national ?15
La faille sociale béante entre une minorité riche de la population et une majorité pauvre, qui ne recouvre plus totalement la différence entre blancs et noirs, fait que le processus de réconciliation piétine. Dès 1985, les rédacteurs du document Kairos ont rappelé avec force "qu'il ne saurait y avoir de vraie réconciliation ni de paix authentique sans justice. Toute forme de paix ou de réconciliation qui tolère le péché de l'injustice et de l'oppression, n'est qu'une fausse paix et une réconciliation illusoire".16
L'image de la "nation arc-en-ciel" relève encore de la vision d'avenir plutôt que d'un présent déjà discernable. Les groupes de population divisés selon la couleur de leur peau continuent le plus souvent de vivre séparés les uns des autres. Bien des victimes et leurs familles ont pardonné aux coupables de jadis. D'autres ne peuvent pas pardonner. Encore moins à ceux qui ne montrent absolument aucun regret, aucune conscience de leur culpabilité.17
Malgré ces réserves, le travail de la Commission a été suffisamment reconnu pour qu’il soit décidé en septembre 1997 de le prolonger de quatre mois jusqu'en juillet 1998. De même, le nombre des membres de la Commission est passé de sept à dix-neuf pour permettre des auditions simultanées dans six lieux différents de l'Afrique du Sud.18
Le fait que des victimes et des coupables attendent toujours d'être entendus parce que la Commission était tenue de présenter un rapport provisoire en octobre 1998, montre qu'au cours des deux années et demie écoulées, la Commission n'a atteint son objectif que partiellement, ou qu'elle l'atteindra dans le travail encore à suivre. La recherche de vérité et de réconciliation devait rassem-bler la nation divisée et conduire à une réconciliation nationale. Celle-ci n'a pu qu'être esquissée. Pourtant, des victimes et leurs proches ont eu pour la premiére fois l'occasion de raconter en public leur souffrance et les terribles expériences vécues pendant le temps de l'apartheid. Ils ont enfin reçu une reconnaissance morale et n’ont plus été forcés à se taire par crainte de nouvelles représailles. "D'un côté on était bouleversé par l'ampleur du mal, mais d'un autre côté on était bouleversé également par la gran-deur d'âme des soi-disant petites gens. Ils ont trouvé une voix".19 C'est le résumé qu’en faisait l'archevêque Tutu.
Par le biais de la Commission un nombre grandissant d'actes criminels furent révélés. De graves soupçons s'avérèrent fondés. Bien des atrocités, dont on se doutait seulement jusque-là, se trouvèrent confirmées. Mais d'autres faits furent révélés aussi. Par exemple le fait que des chimistes sud-africains avaient fait des recherches sur des substances destinées à rendre les noirs stériles ou hors d'état de combattre. Des cruautés et des crimes inimaginables furent mis au jour, coupant le souffle aux auditeurs. Certains témoins s'effondraient en larmes pendant leur déposi-tion. L’archevêque Tutu aussi se montra à plusieurs reprises ébranlé au plus profond de lui-même par les descriptions interminables de meurtres et de tortures.
Après toutes les auditions publiques simultanément en différents lieux de l'Afrique du Sud, plus personne ne peut prétendre aujourd'hui que les atrocités commises au nom du régime de l'apartheid sont de simples calomnies ou des mensonges inventés de toutes pièces. La Commission a confirmé que l'Afrique du Sud était un "pays assassin" comme le dit si bien le sous-titre du livre sans fard de Rian Malan Mon coeur traître et comme les rapports et les recherches de Malan ont établi à plusieurs reprises.20
"Maintenant l'Afrique du Sud sait ce qui s'est vraiment passé. C’est ce qui rend possible la guérison. C’est aussi le cas lorsque les déclarations des coupables permettent de retrouver et exhumer les corps de gens qui ont été tués et jetés anonymement dans une fosse. Ils peuvent alors être enterrés dignement par leurs familles qui savent maintenant ce qui est arrivé à leurs bien- aimés, et cela leur apporte un certain soulagement", déclare Desmond Tutu.21
Mais ce furent aussi les actes criminels perpétrés par les opposants à l'apartheid, par exemple par Umkhonto we Sizwe, le bras armé de l'ANC, qui furent révélés :
Le cas de Winnie Mandela, l'ancienne épouse du précédent président de l'Afrique du Sud, fut particuliérement explosif. Déjà quelques années avant le changement politique au Cap, des rapports avaient été publiés avec le soupçon qu'elle avait probablement été mêlée à l'assassinat de Stompie Seipei, 14 ans, et du médecin Abu-Baker Asvat.22 Devant la Commission, plusieurs accusations furent portées contre elle et amplement confirmées par de nombreuses déclarations de témoins. Mais Winnie Mandela s'indigna de ces reproches et contesta leur légitimité : elle ne montra pas de regret et sa réaction ne fut pas très convaincante lorsqu'elle fut priée à plusieurs reprises, par son compagnon depuis tant d'années dans la lutte contre l'apartheid, l'archevêque Tutu en personne, de montrer sa disposition à se réconcilier et à demander pardon. La famille du jeune de 14 ans, Stompie, fut amèrement déçue.
Dans ce cas comme dans quelques autres, la Commission pour la Vérité n'a pu faire toute la lumière. Et certaines des familles n'étaient et ne sont toujours pas prêtes à admettre que des meurtriers qui s'étaient reconnus coupables pouvaient quitter la Commission, selon les principes de cette dernière, sans aucune peine ni rétorsion.
En plus de l'évaluation des crimes, la question d'un dédommagement se pose toujours pour les victimes. Au vu de la situation économique globalement tendue de l'Afrique du Sud, qui a déjà fait échouer l'ambitieux programme de reconstruction et de développement, seul un dédommagement réduit est à attendre; un geste symbolique plutôt qu'une aide matérielle réelle. Ce sont cependant 22 000 personnes qui devraient recevoir de telles subsides. Dans ce contexte, les initiatives exigeant la remise des dettes de l'apartheid pour l'Afrique du Sud sont à souligner.
Le travail de la Commission pour la Vérité est très diversement apprécié aujourd'hui en Afrique du Sud. Elle s'est avérée être, malgré tout, un instrument approprié pour mettre en évidence toute l'ampleur des crimes de l'apartheid afin de contribuer ainsi à cerner la vérité au niveau national. Un premier pas est ainsi engagé vers la réconciliation, qui certainement ne suffit à lui seul pas.
Car le chemin vers une réconciliation nationale semble encore long. D'autres chemins et d'autres mesures sont nécessaires pour reconstruire un pays mentalement et matériellement profondément blessé, pour détruire la haine et la méfiance entre les différentes catégories de la population et pour initier un processus de guérison et de réconciliation.
Comme la grande majorité de l'Afrique du Sud est imprégnée par la foi chrétienne, il importe pour les Eglises de s'impliquer dans la recherche de la vérité, surtout lorsqu'elles ont légitimé, ou au moins n'ont pas empêché, l'injustice de l'apartheid, soit par leur soutien parfois ouvert de l'idéologie de l'apartheid, soit simplement par leur silence et leur laisser-faire tacite.
Pour regagner leur crédibilité au regard des défis actuels, il est important que les Eglises reconnaissent leur rôle et leur responsabilité pendant l'ère de l'apartheid, et le fassent aussi en public. Il s'agit aussi de passer au crible de la réflexion la théologie et les prédications qui n'ont pas empêché que des personnes dites chrétiennes aient été prêtes à commettre des crimes inimaginables dans les prisons et l'appareil de police et de sécurité, dans l'intention prétendue d'agir pour le bien de l'Eglise et de la foi chrétienne.
En outre, il revient désormais aux Eglises de promouvoir et d'accompagner toujours davantage le processus de réconciliation et de guérison nécessaire au sein de la société sud-africaine. Certaines Eglises ou certains groupes dans les Eglises ont déjà commencé à tenir des séminaires où, par exemple, les victimes et les coupables peuvent se rencontrer. Ou bien les Eglises créent des groupes d'entraide où les victimes ou leurs familles peuvent parler et trouver ensemble la force de faire face à leurs expériences traumatisantes.23
L'Afrique du Sud a besoin pour cela de volontaires, c'est-à-dire de personnes indépendantes qui jouissent de la confiance des différentes parties en présence et qui proposent un espace où il soit possible de travailler sur les expériences du passé et rendre possible un chemin vers un avenir moins pesant.
6. Conditions préliminaires au processus de réconciliation
La réconciliation est un processus qui a besoin de temps. Les situ-ations initiales sont très variables : certaines personnes, dont le vécu de guerre et d’atrocités est encore tout récent, sont encore gravement traumatisées. Elles ne souffrent pas seulement de la perte de proches, d'expériences terribles et de problèmes de santé, mais elles souffrent aussi du fait que les crimes commis leur paraissent inexplicables et ne semblent pas avoir de conséquences pour ceux qui les ont commis. Souvent elles n'ont ni la force intérieure ni la clarté nécessaire concernant les crimes commis et leur arrière-plan, pour pouvoir parler de réconciliation ou être disposées à entrer dans un processus de réconciliation.
Pour se réconcilier, il faut d'abord découvrir la vérité. Travailler sur ce qui est arrivé. Ce n'est qu'alors qu'un processus de guérison intérieure peut débuter : "Ce qui est présent dans l'inconscient doit être rendu conscient. Des victimes et des coupables doivent se rencontrer et parler de l'histoire de leur vie...", telle est l'expérience du théologien sud-africain Wolfram Kistner.24 A cet effet il faut aussi des certitudes sur le destin de proches disparus ou tués. La réconciliation a besoin de pouvoir exprimer ce qui est advenu d'horrible, et qu’ils puissent le faire sans peur, sans crainte de représailles et de nouvelles vengeances de la part des bourreaux et de leurs hommes de l'ombre.
La réconciliation exige non seulement des coupables la mise en lumière de crimes restés inexpliqués et l'aveu sur ce qui s'est passé et comment, mais aussi la reconnaissance de la culpabilité et des regrets crédibles, condition sine qua non d'une réconciliation authentique et effective. Ceux qui se contente de décrire les atrocités passées de façon apparemment neutre et comme un bilan technique, et qui se dégage de toute responsabilité en invoquant les donneurs d'ordre d'instances supérieures, accablent et blessent de nouveau ceux qui se trouvent du côté des victimes - en dépit de ce que l'on sait désormais sur ce qui est arrivé.
Mais dans ce cas, les coupables restent en fin de compte prisonniers de leurs actes, qu'ils le veuillent ou non, qu'ils en soient conscients ou non, et sont incapables de trouver leur nouveau rôle dans une situation modifiée. Le passé va les rattraper au plus tard lorsque les victimes et leurs familles vont les confronter avec leur passé coupable. Et même s'ils assument leurs crimes, ils vont être obligés de vivre avec leurs conséquences.
C'est ce que reconnaît aujourd'hui l'ancien commandant de la base des opérations secrètes Vlakplaas, Dirk Coetzee qui avait retenu dans un procès-verbal en 1989 déjà les détails suivants : "l'existence de commandos de tueurs à la solde de l'Etat, les coups de courant électrique et les sacs mouillés avec lesquels des fonc-tionnaires extorquent des aveux, les beuveries à la bière avec lesquelles les meurtriers passent le temps alors que brûlent à leurs côtés les cadavres de leurs victimes".25 Coetzee était présent lors de ces atrocités nocturnes, et voici ce qu'il en dit aujourd'hui : "Il me faudra pourtant traîner avec moi ces cadavres jusqu'à la fin de ma vie".26
Il faut un certain nombre de conditions pour qu'un tel processus de réconciliation puisse commencer, et aboutir, comme par exemple une Commission pour la Vérité et la Réconciliation fonctionnant de manière indépendante, mais autorisée et reconnue de manière officielle. Il faut aussi un objectif clair : pour la Commission, il s'agit de tirer complètement au clair les opérations brutales secrètes, les attentats et les massacres. S'y ajoute la nécessité de tirer les conséquences politiques correspondantes pour que ces terribles événements ne se répètent pas.
Autant que l'on puisse en juger, la recherche humaine de la vérité ainsi que les efforts en direction de la réconciliation se heurtent à certaines limites. La réconciliation ne peut se concevoir sans la foi en l'action réconciliatrice de Dieu et sans la croix comme symbole de cette réconciliation. C’est sur la croix que Dieu a rétabli sa justice. Cette justice ne suit pas la logique de la conception humaine de la justice. Pourtant, elle encourage toujours à nouveau les hommes à pardonner au lieu de se perdre en cherchant une justice de compensation ou un châtiment “juste”. De ce fait, sans intervention divine, la réconciliation reste inaccessible. Mais, avec Dieu, elle conduit à agir avec justice à partir de la reconnaissance de la culpabilité et de l’expérience du pardon. Ce lien est souligné aussi par Wolfram Kistner : "En Christ, Dieu a réconcilié le monde, indépendamment de la connaissance ou de l'acceptation par les hommes de cette réconciliation. (...) L'universalité de la réconciliation de Dieu en Christ engage les chrétiens à combattre et à détruire, au sein de l'Eglise et de la société, les structures qui s'opposent à la volonté bonne de Dieu".27
Les gens qui refusent d'entrer dans ce processus de réconciliation sont ultimement condamnés à "répéter les conflits du passé et à périr ensemble, autrement dit, là où il n'y a pas de réconciliation, il n'y aura pas non plus de possibilité de vie nouvelle et d'un nouveau départ", disait l'ancienne secrétaire générale du Conseil sud-africain des Eglises, Brigalia Bam. Elle résume : "Ce que la Commission pour la Vérité nous a appris de plus important, c'est que la réconciliation n'est pas un luxe pour ou contre lequel les nations peuvent se prononcer".
Mais ceci signifie que toutes les sud-africaines et tous les sud-africains doivent se confronter au processus de réconciliation, même ces nombreux blancs qui ne veulent toujours pas reconnaître leur part de responsabilité dans les crimes de l'apartheid, bien qu'ils aient profité du système pendant des décennies et continuent de faire partie des puissants au point de vue économique. Si cela n'arrive pas, alors l'avenir en commun en Afrique du Sud est sérieusement menacé, d'aprés Yazir Henry, ancien guerillero dans les rangs de Umkhonto weSizwe :
"Les vingt mille personnes qui ont fait des dépositions devant la Commission pour la Vérité et la Réconciliation ne peuvent pas porter la responsabilité de la guérison de 45 millions de personnes. Nous tous, nous devons faire cela. La Commission a créé un espace où des gens pouvaient parler de leur souffrance. Mais chacun de nous doit contribuer à la guérison.
L'apartheid a exercé une influence sur chacun. Si nous voulons tous éviter une nouvelle guerre - une autre “Bosnie” - alors il faut assumer notre responsabilité. Le problème est que les blancs, globalement, n'en voient pas la nécessité. Pour eux tout est en ordre. C’est eux qui se plaignent le plus, et qui pourtant s'en sortent le mieux dans le processus de réconciliation. Ils possèdent tout, dans les domaines économique, social, politique, et ils ne le voient pas. Ils disposent du pouvoir et de compétences, mais ils continuent de croire à une culture de privilèges particuliers. (...) Si nous ne changeons pas, nous entrerons dans une nouvelle guerre".28
La Commission pour la Vérité n'a certainement pas réalisé toutes les attentes et tous les espoirs placés en elle. Mais elle a empêché un incendie que se propage qui aurait anéanti en peu de temps la nouvelle Afrique du Sud, la "nation arc-en-ciel" tant invoquée - avec des conséquences imprévisibles pour toutes les catégories de population.
Traduction : Annette Goll-Reutenauer
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Remarques
1. Personne ne se douterait encore que depuis un certain temps déjà, des entretiens avient lieu entre des membres du régime de l’apartheid et le prisonnier politique le plus connu de l’époque, Nelson Mandela; ces entretiens ont notablement contribué au changement politique en Afrique du Sud au début des années 90. Voir Allistar Sparks : Tomorrow is Another Country. The Inside Story of South Africa’s Negotiated Revolution, Wynberg, Sandton 1995.
2. Voir Jörg Fisch, Geschichte Südafrikas, München 1991, et Allistar Sparks, The Mind of South Africa. The Story of the Rise and Fall of Apartheid, London 1994.
3. Des personnes de la cité noire de Sharpeville au sud de Johannesburg avaient manifesté pacifiquement contre les lois adhorrées sur les passeports. Pourtant la police ouvrit le feu et tua 69 personnes. 180 personnes furent blessées.
4. Voir Neue Zürcher Zeitung, 4 juin 1998, 5.
5. Voir Die sicherheitskräfte, de Klerk und der geheime Krieg. Soziale und politische Ursachen und Gewalt in Südafrika, ed. Ev. Missionswerk in Deutschland, Hamburg 1992.
6. Berger, Michele : Chris Hani (They Fought for Freedom), Maskew Miller Longmann, Cape Town 1996.
7. Voir Südafrika - die Konflikte der Welt in einem Land. Kirchen - Anwälte für Gerechtigkeit und Versöhnung, avec des contributions de Frank Chicane, Margaret Kelly, Wolfram Kissner entre autres, choisi et mis en forme par Rudolf Hinz et Rainer Kiefer, (texte 54), Hamburg 1994.
8. C’est ce que rapporta Wolfram Kissner au cours d’un séminaire sur les processus de réconciliation du 10 au 14 août 1998 à Imshausen près de Bebra en Allemagne, organisé par Les Services œcuméniques.
9. Voir Truth and Reconciliation Commission: Truth, the Road to Reconciliation. The Final Report, presented to President Nelson Mandela on 29 October 1998, (Last update: 8 November 1998), imprimé dans cette version sur le site Internet : www.truth.org.za et Out of the Shadows. The Story of South Africa’s Truth and Reconciliation Commission, Nolwazi Educational Publishers, Braamfontein, South Africa 2000.
10. Dans le ARD-Weltspiegel du 26 juillet 1998.
11. Voir la documentation : “Ich möchte, dass sie um Verzeihung bitten”. Täter und Opfer vor Südafrikas Wahrheitskommission, in : der überblick 3/99, 23-26.
12. En Namibie, le gouvernement sous le président Sam Nujoma, ancien président de l’organisation pour la libération de la Namibie SWAPO (South-West Africa People’s Organisation), ne semble porter aucun intérêt à la consitution d’une Commission pour la Vérité, poutant tout aussi nécessaire pour la Namibie. On ne s’efforce de susciter une telle commission que du côté du Conseil des Eglises Namibiennes.
13. Voir Neue Zürcher Zeitung, 4 juin 1998, 5.
14. Ute Jugert, Nach der Wahrheit die Versöhnung?, in ai-Journal, Heft 11/1998, 9.
15. Voir à ce propos la contribution de Gaye Davis : Zerstrittene Versöhner. Die Wahrheits- und Versöhnungskommission war ein Spiegelbild der gespaltenen Gesellschaft Südafrikas, in : der überblick 3/99, 27-31 et Charles Villa-Vincencio : Wie viele der Verstockten kann man bestrafen, in : idem, 32-33.
16. Das Kairos Dokument..., in : Christen in Widerstand. Die Diskussion um das südafrikanische Kairos Dokument..., choisi et édité par Rudolf Hinz et Frank Kürschner-Pelkmann, texte 40, Stuttgart 1987, 20.
17. Un bilan critique provisoire de l’évolution en cours en Afrique du Sud depuis les premières élections démocratiques en avril 1994 est fait par Theo Kneifel dans une publication éditée par l’Evangelisches Missionswerk in Deutschland (EMW) et missio, sous le titre : Zwischen Versöhnung und Gerechtigkeit. Le grand écart des Eglises après l’apartheid, Hamburg/Aachen 1998.
18. Cape Argus, 19 septembre 1997.
19. ARD-Welt spiegel, 26 juillet 1998.
20. Voir Rian Malan : Mein Verräter Herz. Mordland Südafrikas, traduit de l’anglais, Hamburg 1990.
21. Desmond Tutu dans une interview de Stephan Kaussen in : ai-Journal, Heft 11/1998, 11.
22. Voir Fred Bridgland : Katizas Reise. Die wahre Geschichte der Winnie Mandela, avec une préface de Emma Nicholson, traduit de l’anglais par Karin Balzer et Grace Pampus, Reinbek bei Hamburg 1997.
23.Voir Denise M. Ackermann : Wie Klage Wunden heilt. Öffentliches und rituelles Klagen ist zugleich spirituell und politisch, in : überblick 3/1999, 18-22.
24. “Versöhnung durch Begegnung von Opfern und Tätern”. Wolfram Kissner s’entretient avec Bettina von Clausewitz, in : Südafrika. Eine Länderinformation der Kindernothilfe, November 1995, 14.
25. Der Spiegel 24/1998, 156.
26. Idem.
27. Le travail de la section Justice et Réconciliation, in : Wolfram Kissner, Hoffnung in der Krise, Wuppertal 1988, 140.
28. Yazir Henry, cité d’après Karin Chubb/Lutz van Dijk : Der Traum vom Regenbogen, 201s.
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Auteur
Christian Hohmann est né le 14.9.1964 à Moers. Après ses études de théologie à Wuppertal, Bonn et Bochum il a fait sa sufringance à Elbersfeld-Nord puis il a travaillé comme assistant à l’école des Hautes Etudes de Théologie de Wuppertal. Il a été consacré comme pasteur en 1994. Depuis octobre 1996 il est le secrétaire général de Church & Peace et le délégué synodal du district de Braunfels en Hesse pour le travail pour la paix, l’œcuménisme et la mission. Depuis 1993 il a fait plusieurs voyages en Afrique du Sud et fait un travail de recherche sur la relation entre les Eglises blanches et noires en Afrique du Sud pendant la période de l’Apartheid.